Le Maroc pourrait devenir un acteur de premier plan dans la carte mondiale de production de l’hydrogène vert. Selon Emmanuel Bovari, manager au sein du cabinet Deloitte Economic Advisory, le Royaume a le potentiel de produire plus de 9 millions de tonnes d’hydrogène vert par an d’ici 2050, dont 7 millions de tonnes qui pourraient être destinées à l’export, soit plus de 13 milliards de dollars. Dans cet entretien, Bovari, expert en énergie, livre au journal «Le Matin» son analyse sur le développement de la filière de l’hydrogène vert dans le monde à l’horizon 2050, avec un focus sur les atouts du Maroc et les défis que le pays devra relever pour s’assurer sa position de leader dans le futur hub de la production de ce carburant vert en Afrique du Nord.
Le Matin : Le cabinet Deloitte vient de dévoiler une étude sur les perspectives de développement de l’hydrogène vert dans le monde à l’horizon 2050. L’analyse fait ressortir l’Afrique du Nord comme première région exportatrice au monde. Quels sont, selon vous, les atouts dont dispose la région pour prétendre à cette position dans la carte mondiale de production de l’hydrogène vert ?
Emmanuel Bovari : L’hydrogène vert a un rôle clé à jouer dans la transition énergétique mondiale. La molécule d’hydrogène est très polyvalente, pouvant être utilisée à la fois directement comme un vecteur énergétique, par exemple via des piles à combustible ou pour la production de chaleur, et comme matière première dans la fabrication de dérivés plus adaptés tels que l’ammoniac, le méthanol ou encore les carburants d’aviation durables. Cela explique son attrait pour accompagner la transition des secteurs difficiles à décarboner comme l’industrie lourde (sidérurgie, ciment), la chimie ou encore le transport aérien et maritime.
Afin d’atteindre la neutralité carbone à horizon 2050, nous estimons que 600 millions de tonnes équivalent par an d’hydrogène décarboné seraient nécessaires au niveau mondial. Cela représente plus de six fois la production actuelle d’hydrogène conventionnel qui est fortement carbonée. À l’aide d’une modélisation technico-économique rigoureuse, nous explorons le développement de la chaîne de valeur qui permettrait de satisfaire cette nouvelle demande. Notre analyse indique que l’offre serait à terme principalement constituée d’hydrogène vert, c’est-à-dire produit par électrolyse à partir d’énergies renouvelables. Le développement de ce nouveau marché constitue une opportunité majeure de croissance économique pour l’Afrique du Nord. Nous estimons que cette région pourrait concentrer à terme 10% de la production mondiale en volume et près de 40% des parts de marché à l’export (110 milliards de dollars). Ce qui en ferait le premier exportateur mondial. Notre étude montre que l’Afrique du Nord pourra s’appuyer tout d’abord sur son potentiel remarquable en énergies renouvelables qui, sur le plan technique, lui permettra d’être extrêmement compétitive. Cette région pourra également tirer parti de sa relation commerciale privilégiée avec l’Europe, où elle pourrait exporter via les infrastructures déjà existantes de l’hydrogène gazeux par pipeline ainsi que des dérivés comme l’ammoniac par voie maritime, et ce dès la décennie à venir. En 2030, nos travaux indiquent que l’Afrique du Nord pourrait exporter jusqu’à 7,5 millions de tonnes d’hydrogène équivalent par an vers l’Europe, principalement sous forme d’ammoniac.
Le Maroc affiche un intérêt particulier à la production de l’hydrogène vert en capitalisant sur sa filière de production d’électricité d’origine renouvelable (solaire, éolienne). Est-ce que vous pensez que le Royaume pourrait prétendre à devenir un producteur compétitif de taille dans la région, eu égard aux coûts de production de son électricité ?
Le Royaume devrait en effet devenir un des acteurs principaux du hub nord-africain compte tenu de ses conditions exceptionnelles d’ensoleillement et de vent, de ses infrastructures portuaires existantes, et de sa liaison par pipeline avec l’Espagne. Par ailleurs, l’expansion de la production d’hydrogène vert nécessite de grandes surfaces de terres pour le déploiement d’installations de production électrique solaire ou éolienne. Le Maroc dispose d’importantes réserves foncières. Ce qui permettrait de limiter les risques de conflits d’usage. Fort de ces différents atouts, le Royaume apparaît dans notre étude comme l’un des pays les plus compétitifs pour la production d’hydrogène vert.
Quels sont, selon votre analyse, les véritables défis que le Maroc doit relever pour enclencher une véritable révolution verte par l’hydrogène ?
Atteindre la neutralité carbone avec l’hydrogène est un défi immense qui nécessitera une accélération sans précédent de la recherche, de la fabrication d’équipements ainsi que du déploiement de capacités de production, tout en créant de nouvelles chaînes d’approvisionnement et de commerce mondial. Si les incertitudes sont nombreuses à tous les niveaux, nous identifions dans notre étude cinq vulnérabilités critiques pour le développement de la filière.
D’abord, les délais administratifs et le dimensionnement de l’outil industriel. En effet, le déploiement dans les temps des capacités de production d’hydrogène sera déterminant. À ce titre, les procédures d’autorisation de nouveaux projets d’énergies renouvelables pourraient devenir un goulot d’étranglement majeur, au même titre que les éventuels retards pris dans les projets d’usines d’électrolyseurs, de panneaux solaires et d’éoliennes.
Ensuite, les contraintes d’approvisionnement. En fait, un risque connexe concerne la sécurisation des matières premières nécessaires à la fabrication des équipements. Les marchés du cuivre, du zinc, du nickel ou encore du platine pourraient connaître de fortes tensions dans les années à venir, marquées par une course à la transition énergétique dans un contexte géopolitique incertain. Puis, le déploiement d’une infrastructure de transport. Les gouvernements et les entreprises doivent commencer dès à présent à mettre en place une infrastructure mondiale de transport et de stockage à grande échelle, comprenant notamment des pipelines, une flotte de commerce, des terminaux maritimes et des unités de conversion et de reconversion.
Autre défi, la sécurisation de financements compétitifs. Le développement de la chaîne de valeur nécessite des investissements conséquents dans des projets disposant d’un historique opérationnel limité et dont le coût de production est aujourd’hui plus élevé que celui de l’hydrogène conventionnel. Le soutien public sera donc incontournable à court et à moyen terme pour équilibrer les modèles d’affaires et crédibiliser les perspectives de développement. La mobilisation des acteurs financiers publics et privés sera déterminante pour réduire le coût du capital et apporter les fonds nécessaires.
Enfin, l’harmonisation des standards. Concrètement, des étapes doivent encore être franchies pour créer un marché mondial intégré pour l’hydrogène vert. Afin d’assurer une concurrence équilibrée et de favoriser la transparence, il sera indispensable de mettre en place une réglementation harmonisée, et en particulier des processus de certification robustes de l’hydrogène bas carbone.
Si le Maroc réussit l’installation d’un écosystème intégré de production de l’hydrogène d’ici 2050, à combien estimez-vous son potentiel en termes de volumes produits et chiffre d’affaires à dégager ?
Le marché de l’hydrogène vert pourrait rebattre les cartes du commerce international de l’énergie. Notre étude montre qu’environ 20% de l’hydrogène vert serait transporté sur de longues distances, soit 110 millions de tonnes par an à terme. Le Maroc pourrait devenir un acteur de premier plan en produisant plus de 9 millions de tonnes d’hydrogène équivalent par an d’ici 2050, dont 7 millions de tonnes pourraient être destinées à l’export, soit plus de 13 milliards de dollars.
Actuellement, deux technologies d’électrolyse dominent les process de production : le PEM et l’alcalin. Lequel de ces deux processus est-il le moins coûteux ? Y a-t-il d’autres technologies plus prometteuses en préparation ?
Les technologies alcaline et PEM (membrane d’échange de protons) sont actuellement les plus compétitives et représentent 95% des capacités installées. Elles ont connu des réductions de coûts significatives au cours des dernières années et cette tendance devrait se poursuivre. Pour autant, leur comparaison est difficile, car dépendante des caractéristiques propres à chaque projet. Si leurs performances opérationnelles sont globalement comparables, la technologie PEM est plus compacte, plus réactive, et permet de produire un l’hydrogène d’une grande pureté. Elle est toutefois plus coûteuse que son alternative alcaline (de l’ordre de 30% selon l’Agence internationale de l’énergie) qui bénéficie également d’un historique opérationnel important dans l’industrie chlore-alcali.
D’autres technologies en cours de développement, telles que les cellules électrolytiques à oxyde solide (SOEC) et l’électrolyse à membrane d’échange d’anions (AEM), pourraient atteindre une efficacité énergétique élevée tout en étant moins intensives en matériaux rares que les technologies existantes. Elles pourraient donc, à terme, prendre des parts de marché, notamment la technologie SOEC qui est plus avancée selon l’Agence Internationale de l’Énergie. Toutefois, la diversité des projets et l’ampleur des besoins au niveau mondial devraient permettre à ces différentes technologies de coexister.
L’une des problématiques qui se posent dans la production de l’hydrogène vert est l’intermittence liée à l’énergie renouvelable, un phénomène qui impacte le fonctionnement de l’électrolyse. Comment optimiser justement l’utilisation de l’énergie de source renouvelable tout en maintenant une production d’hydrogène aux coûts plus compétitifs ?
Certaines technologies comme l’électrolyse PEM sont particulièrement réactives, ce qui les rend très adaptées à l’intermittence quotidienne de la production d’électricité solaire et éolienne. La conception des projets est un autre levier, par exemple en dimensionnant l’usine pour que certaines cellules (notamment alcalines) conservent durablement un cycle de fonctionnement optimal, en mobilisant les raccordements avec le réseau électrique pour lisser les phases de montée en charge et d’extinction des électrolyseurs, ou encore en déployant des modèles hybrides où l’électricité renouvelable peut être à la fois utilisée pour produire de l’hydrogène et être injectée sur le réseau.
Plus largement, l’hydrogène vert est vu comme un atout pour pallier l’intermittence des énergies renouvelables et faciliter leur intégration dans le système électrique. Pendant les périodes de surproduction, il peut être produit par électrolyse et stocké, pour être reconverti en électricité durant les périodes de forte demande, permettant donc une flexibilité descendante et ascendante du réseau.
Nous constatons aujourd’hui que le marché de l’hydrogène vert intéresse essentiellement les États qui nourrissent de fortes ambitions autour de ce futur carburant vert. Est-ce que les investisseurs privés sont prêts, au même titre que les gouvernements, à mobiliser des ressources financières pour développer la filière de l’hydrogène vert à l’échelle mondiale ?
L’hydrogène vert est actuellement plus coûteux que l’hydrogène conventionnel, produit par exemple à partir de gaz naturel et dont les émissions associées ne sont généralement pas captées et stockées. Un soutien public sera donc nécessaire dans un premier temps pour assurer la rentabilité de ces projets. Mais cela n’implique évidemment pas que les financements soient intégralement portés par les États, l’implication des investisseurs privés étant indispensable pour élargir les capacités globales de financement. Afin de favoriser la mobilisation de ces capitaux, les États peuvent recourir à un large panel d’instruments de nature subventionnelle, fiscale ou financière. En particulier, les mécanismes de complément de rémunération, tels que les contrats carbone pour différence et les garanties financières publiques, peuvent jouer un rôle déterminant pour viabiliser les modèles économiques de ces projets, qui ne disposent pas encore d’un historique opérationnel important.
À ce jour, les acteurs du capital-risque semblent les plus engagés, notamment les startups qui développent des briques technologiques ainsi que les co-entreprises de grands groupes industriels. Si ces derniers sont très mobilisés, force est de constater que beaucoup de grands projets n’ont pas encore atteint de décision finale d’investissement. Le manque de visibilité sur le cadre réglementaire ainsi que l’équilibre financier encore fragile sur ces opérations pourraient expliquer cet attentisme, ainsi qu’une certaine prudence du secteur bancaire. On le voit, le soutien public sera déterminant pour entraîner les investisseurs privés. Il est toutefois intéressant de noter que, selon l’Agence internationale de l’énergie, le cours boursier des acteurs de l’hydrogène a bien performé en 2022 par rapport au marché, ce qui témoigne d’un intérêt réel pour ce secteur.
À terme, l’hydrogène vert devrait combler son écart de coût avec l’hydrogène conventionnel compte tenu de leurs dynamiques structurelles opposées. Notre étude indique que le seuil de compétitivité pourrait être atteint dès 2030 pour l’ammoniac produit à partir d’hydrogène vert, et dès 2035 pour l’hydrogène vert gazeux. Comme pour les énergies renouvelables, le déploiement massif de projets entraînera des économies d’échelles significatives améliorant la compétitivité de l’hydrogène vert. Il est donc crucial d’engager un soutien public dès à présent pour faire émerger et structurer des écosystèmes locaux. À l’inverse, l’augmentation de la tarification du carbone obérera à terme la compétitivité de l’hydrogène produit à partir d’énergies fossiles, dont le coût social des émissions, qui sont très difficiles à entièrement éliminer, n’est que marginalement pris en compte à ce jour.
À combien estimez-vous les investissements à mobiliser dans le développement de la filière de l’hydrogène vert à l’échelle mondiale d’ici 2050 ? Et quelle est la part du Maroc dans ces investissements ?
Le passage à l’hydrogène vert implique de faire émerger une nouvelle chaîne de valeur pour produire et acheminer la molécule jusqu’à son point de consommation. Nous estimons dans notre étude que le développement de cette chaîne de valeur nécessiterait d’investir un peu plus de 9.000 milliards de dollars d’ici 2050, soit près de 375 milliards par an. Si les capacités de production (électrolyseurs, panneaux solaires, éoliennes) concentrent environ trois quarts des besoins estimés, les infrastructures de transport (pipelines, flottes commerciales, unités de conversion et de reconversion) représentent près d’un cinquième du total, soit un investissement crucial pour éviter les goulets d’étranglement.
Sur le plan géographique, nous estimons que le développement d’une filière hydrogène en Afrique du Nord nécessiterait d’investir près de 900 milliards de dollars d’ici 2050, un montant comparable aux besoins envisagés en Amérique du Nord et en Europe. Compte tenu du rôle important que le Maroc est appelé à jouer dans ce hub régional, une partie importante de ces investissements y sera bien évidemment localisée.
Source : Le matin